27.
Béken le potier était content de lui. En tant que chef des auxiliaires de la Place de Vérité, il trichait avec habileté sur ses heures de travail effectives et il profitait de sa position pour obtenir certains avantages susceptibles d’adoucir l’existence. C’est pourquoi il avait mis dans son lit la fille d’un cordonnier, plus préoccupé par la sauvegarde de son emploi que par la vertu de sa progéniture. Elle n’était ni belle ni intelligente, mais avait vingt-cinq ans de moins que lui.
— Viens près de moi, mon oiselle... Je ne vais pas te dévorer.
La fille demeurait tapie près de la porte d’entrée.
— Je suis un homme bon et généreux. Si tu te montres gentille, je t’offrirai un excellent repas et ton père continuera à exercer son métier sans aucun souci.
Le cœur au bord des lèvres, la jeune fille fit un pas.
— Encore un petit effort, moineau capricieux, et tu ne le regretteras pas. Commence par ôter ta tunique...
Avec une extrême lenteur, la fille du cordonnier s’exécuta.
Au moment où Béken tendait les bras pour s’emparer de sa proie, la porte de la maison s’ouvrit à la volée, le heurta violemment à l’épaule et le renversa.
Effrayée, la jeune femme vit apparaître un jeune colosse ressemblant à un taureau furieux et tenta maladroitement de dissimuler ses formes avec sa tunique.
— Sors d’ici, lui ordonna-t-il.
Elle s’enfuit en glapissant tandis que le colosse relevait sa victime en le tirant par les cheveux.
— Tu es bien Béken le potier, chef des auxiliaires de la Place de Vérité ?
— Oui, oui, mais... que me veux-tu ?
— Mon nom est Ardent, et je devais te voir au plus vite pour que tu me confies un travail.
— Lâche-moi, tu me fais mal.
Le jeune homme jeta le potier sur son lit.
— Nous allons bien nous entendre, Béken, mais je te préviens : la patience n’est pas mon fort.
Furieux, le chef des auxiliaires se redressa.
— Sais-tu bien à qui tu t’adresses ? Sans moi, tu n’obtiendras rien du tout !
Ardent plaqua Béken contre le mur.
— Si tu me causes des ennuis, je vais me mettre en colère... Et quand elle me prend, je suis incapable de me contrôler.
Béken ne prit pas à la légère la fureur qui animait le regard du colosse.
— Ça va, ça va, mais calme-toi !
— Ça m’ennuie qu’un type dans ton genre me donne des ordres.
Le potier recouvra un peu de fierté.
— Il faudra quand même que tu m’obéisses. Je suis le chef des auxiliaires et j’aime que le travail soit bien fait.
— Alors, je serai ton bras droit, et tu ne seras pas déçu Comme ton labeur est écrasant, tu as besoin d’un adjoint efficace.
— Ce n’est pas si facile...
— Ne raconte pas d’histoires. Puisque l’affaire est conclue, je m’installe ici. L’endroit me plaît, et j’ai sommeil.
— Mais... c’est chez moi !
— J’ai horreur de me répéter, Béken. N’oublie pas de me rapporter des galettes chaudes, du fromage et du lait frais, un peu avant l’aube. Notre journée s’annonce rude.
Ardent n’avait eu besoin que de trois heures de sommeil et il s’était réveillé quand il l’avait décidé, longtemps avant le lever du soleil. Il s’était sustenté avec du pain rassis et des dattes, puis était sorti de la demeure de Béken pour se dissimuler dans l’étable où une bonne grosse vache l’avait observé avec ses yeux paisibles. Chacun savait que le doux quadrupède était l’une des incarnations d’Hathor, déesse de l’amour, et que son regard possédait une beauté sans égale.
Ce qu’Ardent avait prévu se produisit : le potier approchait, accompagné de deux costauds tenant chacun un gourdin. Béken n’avait pas l’intention de céder, et il estimait qu’une sérieuse correction dissuaderait le trublion de l’importuner de nouveau.
Ardent vit le trio s’engouffrer dans la maison et il sortit de l’étable pour entendre les coups de gourdin assénés sur le lit où il aurait dû être étendu. Il entra à son tour, au moment où les complices de Béken terminaient leur besogne.
— C’est moi que vous cherchez ?
Affolé, le potier se plaça derrière ses acolytes. Le premier se rua sur Ardent qui s’empara d’un tabouret et l’assomma. Le second réussit à frapper le jeune colosse à l’épaule gauche, mais il reçut un coup de poing si violent que son nez éclata et qu’il s’effondra, les bras en croix.
— Il ne reste plus que toi, Béken.
Le potier tournait de l’œil.
— Tu me déçois beaucoup. Tu n’es pas seulement lâche, mais aussi stupide. Si tu recommences, je te casse les bras... Et adieu la poterie. On se comprend bien à présent ?
Béken hocha la tête sur un rythme rapide.
— Débarrasse-moi de ces deux mauviettes et apporte-moi à manger. J’ai faim.
Ce fut avec une fierté ostensible qu’Ardent franchit les cinq fortins en compagnie de Béken le potier qui le présenta aux gardes comme son assistant. Kenhir, le scribe de la Tombe, les avait informés de l’engagement du jeune homme, mais personne ne s’attendait à une promotion aussi rapide.
Voilà longtemps que le potier n’était pas arrivé d’aussi bonne heure sur le site réservé aux auxiliaires. Même Obed le forgeron, pourtant très matinal, dormait encore.
— Debout, tout le monde ! ordonna Ardent d’une voix tonitruante qui réveilla les quelques auxiliaires autorisés à dormir près du village.
Ils se levèrent, hagards et inquiets. De quelle catastrophe la Place de Vérité venait-elle d’être victime ?
— Béken a constaté que vous étiez tous des paresseux, déclara Ardent, et il ne le supporte plus. Chacun se cantonne dans son petit métier et ne se préoccupe pas d’autrui. Il faut que ça change. Dès aujourd’hui, nous allons participer au déchargement des denrées, trop lent et trop chaotique. Ensuite, je passerai voir chacun d’entre vous pour faire le point sur ses tâches en cours et m’assurer qu’il n’y a pas de retard.
Encore ensommeillé, le forgeron protesta.
— Qu’est-ce que tu racontes... Ce ne sont pas les ordres de Béken !
— Ce sont ceux qu’il m’a donnés, et je les exécuterai avec zèle.
Le potier bomba le torse. Après tout, l’intervention d’Ardent restaurait son autorité, parfois défaillante.
— J’ai constaté du relâchement, affirma-t-il. C’est pourquoi j’ai pris de nouvelles dispositions et engagé un assistant afin qu’elles soient appliquées avec rigueur.
Ardent pointa l’index vers un gaillard aux jambes musclées.
— Toi, tu vas courir jusqu’à la plaine et rassembler ceux qui devraient déjà être ici. Nous ne sommes pas des fonctionnaires payés à dormir dans notre bureau mais des auxiliaires de la Place de Vérité. Si la routine nous envahit, on ne tardera pas à nous licencier.
L’argument porta, nul ne protesta.
— Béken est le premier à donner l’exemple, précisa Ardent. Il va fabriquer plus de vases en un jour que pendant les deux derniers mois.
— Oui, oui... Je m’y engage.
— Si nous prenons conscience de l’importance de notre travail, il n’en sera que mieux fait. Je commence par examiner le tien, forgeron.
— T’en crois-tu capable ?
— Tu vas m’apprendre.